Repas père-fille - Nash

D’aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours aimé aider mon père en cuisine.  Je pourrais dire que je me suis toujours assez bien débrouillé. Ça m’aidait à me sentir utile et puis l’odeur des plats qui mijotent me rappellent des souvenirs de mon enfances.  C’était d’ailleurs ce que j’étais en train de faire en en ce moment.  Je laissais mon père me guider dans ce que je devais faire.  Parlant de souvenirs, c’est pendant que je coupais des carottes que les souvenirs de l’accident me viennent en tête. Je revois la noirceur de la nuit, les lumières de la rue qui défilent dans la voiture.  J’entends la musique que diffusaient les speakers de la voiture.  La radio diffusait notre chanson préférée, celle qu’on chantait à tue-tête lors de nos virées nocturnes. Et puis, le silence. Un silence assourdissant qui a tout englouti. Je serre plus fort le couteau dans ma main, les phalanges blanchies. La lame glisse sur la carotte, créant de longues et fines lamelles. Chaque mouvement est une tentative de canaliser l’énergie qui me dévore de l’intérieur. Je dois rester concentrée, ne pas me laisser envahir par la peur et le chagrin.  Je repense à Anthony qui après un dur séjour à l’hôpital était maintenant rentré, en revanche il semblait s’être emmuré dans sa propre prison.  

Je voulais discuter avec mon père de sa situation.  Avant, il était si plein de vie, toujours prêt à rire, à plaisanter. Maintenant, il est réduit à l’état de larve humaine.  Chaque jour, je me demandais ce que je pouvais faire pour l’empêcher de souffrir et de culpabiliser, ça me rendait folle.  Mon père était de dos, j’espérais qu’il ne voit pas l’état dans lequel je me trouvais.  Je sèche machinalement du revers de la main la larme qui venait de s’échapper.  Mes parents en avaient suffisamment sur les épaules pour que je ne les inquiète pas.  Je finis de couper les carottes, un soulagement, car j’avais suffisamment laissé mon esprit vagabonder.  Je relève donc ma tête de la montagne de carottes que je venais de faire et dit.

« Papa, les carottes sont finis… Tu veux je fasse quoi après? »

C’était rare que je me retrouve dans ce genre d’état de déconcentration.  En ce moment, je ne savais même pas lequel met on cuisinait. Je ne devais pas perdre le focus, car l'idée de préparer ce repas à la base était de discuter sur le cas de mon frère.

J’ignorais tout de la culpabilité de mes parents face à l’accident de voiture. Pourtant, ni un ni l’autre n’aurait pu y faire quelque chose. C’était un coup du sort, un mauvais tour que la vie avait décidé de nous envoyer lui et moi. Je sais aussi qu’Anthony se sent coupable, car mon frère conduisait au moment de l’impact. Malgré tout, il n’aurait malheureusement rien pu faire lui non plus. Je réapprenais donc doucement à vivre ces petits moments que la vie m’offrait. Aussi banal que pouvait être de préparer ce repas avec mon père, j’essayais d’en profiter à fond. Je m’étais amusée quand mon père était revenu avec ces cinq kilos de carottes. Je ne sais pas ce qui lui était passé par la tête, mais on avait décidé de les cuisiner pour ne pas les perdre. Ça avait l’air d’être toute une science du côté de mon père. Il faut dire que c’était quand même difficile à faire des pâtes fraiches, alors je le laissais faire.

« Parfait! »

Dis-je à sa réponse concernant la préparation pour le carrot cake. Je vais fouiner dans les armoires de mon père pour sortir ce qu’il venait de me demander. La cuisine n’était pas organisée comme celle de ma mère et sur le coup, je me promets de mettre un peu d’ordre lorsque j’en aurai l’occasion. En revanche, je ne dis rien pour le moment et me contente de sortir les ingrédients. Pendant que je pèse le sucre, je répond à sa question concernant anthony avec un sourire.

« Je suis allée le voir tantôt… il faisait encore la larve dans sa dépendance! »

Dis-je avec un peu plus de sarcasme que je l’aurais voulu sur le coup. Disons que mon frère et moi n’avons pas du tout la même réaction face à l’accident et mon commentaire en était une preuve.