Bonding time ▬ ft. Théa

On pense souvent que je n’ai pas d’émotions, d’empathie. Ma famille ne m’a plus beaucoup vu pleurer depuis l’âge tendre de l’enfance. Dans les faits ? Je suis une éponge et tout ce que je capte en émotion s’accumule en moi jusqu’à l’explosion. Jusqu’à ce qu’à la nuit tombée je me mette à extérioriser tout ça dans mon coin. Je m’en fait pour tout et tout le monde, je ne le montre juste pas en appelant à tout bout de champ pour prendre des nouvelles ou en optant pour les câlins. Non. Une étreinte de moi, c’est rare et donc, porteur de plus de sens que chez ceux montrant en permanence cette affection ou se disant tout le temps « je t’aime ». Il y a peu, ma sœur aînée Théa a fini à l’hôpital. Je n’ai pas les détails. Juste entendu passer le mot dépression au détour d’une conversation. Ça m’a décidé à prendre un peu de temps sur mon planning pour aller la voir chez elle. Astrée est au centre de loisir, sans doute en train de faire de la peinture avec les mains, et je devrais accrocher son dessin au frigidaire en prétendant que c’est l’œuvre d’art la plus magnifique du monde. Il a trois ans, à part les tâches informes dans lesquelles je suis censées deviner le soleil ou un poney, et les bonhommes bâtons… disons que ça ne vole pas haut encore. Hum ? Mais non je ne lui dis pas ! Je fais l’épaté comme tout parent ne voulant pas créer des complexes à son gamin!Enfin… tout ça pour dire que pendant son absence, je décide de faire une visite surprise à Théa. Oui, je suis le premier à râler quand on vient me voir sans prévenir, mais je me dis que le côté inattendu et spontané lui fera peut-être voir qu’elle compte. Surtout que dernièrement, sur notre conversation de groupe, j’ai bien laissé entendre être trop occupé pour perdre du temps avec des messages et rencontres familiales.

Un taxi plus tard – je ne conduis pas en ville si je peux l’éviter – me voici à frapper à la porte de ma frangine. Sur la route, j’ai fais un arrêt à la boulangerie pour nous acheter deux parts de quiche, en espérant que la bouffe la tentera. Une seconde fois, je tambourine sur la porte. Et si elle n’était pas là ? Ce serait bien ma veine, de me retrouver une porte sur le nez pour une fois que je suis disposé à voir du monde. Heureusement, le verrou fini par se faire entendre et enfin, le visage familier de ma sœur m’apparaît.

— Théa ! Comment va ma sœur préférée ? Le pire, c’est que je suis sérieux. Je me suis toujours sentit assez proche de mon aînée. Oh, j’aime toute ma famille, mais il y a juste un je ne sais quoi de spéciale avec la femme me précédant dans la hiérarchie de notre clan. J’me suis dis qu’on devait manger tous les deux. Ça fait longtemps qu’on s’est vu, et j’avais besoin d’une pause dans le boulot.

Dans les faits, je vais rattraper mon retard toute la nuit, mais ça, elle n’a pas à le savoir. Et bien sûr que non, je ne vais pas attaquer tout de suite avec la raison de ma venue.

— Astrée t’a fait un dessin aussi. Il est dans sa période artistique !

Peut-être qu’une pointe d’inquiétude m’a tordu un peu le ventre à attendre que ma sœur vienne m’ouvrir. Ça me dérange de ressentir ces choses, je ne sais pas gérer mes émotions. Elles s’empilent et je sais que ce soir, les petits détails remarqués sur ma sœur vont tourner encore et encore dans mon esprit. Au risque de la surprendre, je dépose un baiser sur sa joue et entre dans la demeure que je visite de temps en temps. Moins ces derniers temps, mais toujours avec plaisir. Théa a l’air épuisée, au bout du rouleau, j’espère que ma visite lui redonnera un peu de baume au cœur au moins. Faute de pouvoir lui ôter toute sa peine par magie comme je le voudrais.

— Oui je vais bien, ne t’en fais pas. un peu fatigué, mais comme on dit chez moi, je dormirai quand je serai mort. Phrase que j’évite de sortir à voix haute devant ma famille. Ils risqueraient de croire que je file un mauvais coton alors que j’ai juste un humour de merde. Ce serait dommage d’avoir tout le clan sur le dos.

Dès que Théa parle de n’avoir rien à manger, j’agite le sac papier que j’avais dans la main. Celui de mon passage à la boulangerie.

— T’inquiète, j’ai ramené de la quiche. Comme ça on a juste à faire réchauffer et se mettre les pieds sous la table. Hum ? Oui. Je vise souvent les plats très simples et me demandant peu d’efforts. Astrée mange sans doute plus équilibré à l’école qu’à la maison. Un point auquel je devrais remédier, mais j’ai tout le temps la flemme. Éplucher et couper des légumes. Passer des heures dans la cuisine… je n’ai ni le temps, ni l’envie. Alors oui, malgré ma vie de père, je vis encore comme un adolescent dans sa garçonnière. En tout cas, ça ne m’empêche pas d’être à cheval sur certaines règles et dès que je rentre, je retire mes chaussures pour ne pas risquer de salir la maison. T’as réussi à te reposer un peu ? Si tu veux, j’ai une recette de tisane qui m’aide à dormir quand j’en ai besoin. Si ça peut te servir aussi.

Un sourire compatissant étire mes lèvres. Je ne montre pas de pitié, on n’a pas besoin de ça dans la situation de ma sœur. La regarder comme une petite chose fragile, c’est inutile. Montrer qu’on est là si besoin me semble mieux. Le dessin d’Astrée semble lui faire plaisir, ce qui me rend heureux aussi. Le petit sera ravi de savoir que sa tatie Théa aime son art.

— Je l’amènerai. Il m’a piqué une crise quand il a su que je venais sans lui aujourd’hui. Enfin… il m’aura pardonné ce soir, après avoir joué avec ses amis toute la journée. comme toujours. Cet enfant n’est pas rancunier pour deux ronds. Tout le contraire de son père. N’importe quelle personne de ma famille sait que je peux parfois me venger ou ressortir des affaires très vieilles. Oh bah la routine hein. Le matériel ne fait que de planter sur le site, et les gars m’envoient des tonnes de données à analyser. Comme on est que trois à y comprendre quelque chose… c’est à celui qui boira le plus de café pour en voir le bout.

J’ai suivi Théa dans la cuisine, l’aidant à mettre les quiches dans un plat. Ce sera meilleur au four et surtout, je pourrai ainsi rester un peu plus longtemps en sa compagnie.

— Je vais bien en tout cas. Un peu impatient à l’approche d’Halloween. Astrée est enfin assez grand pour faire la tournée des bonbons. Paraît que c’est important ce genre de truc… on l’a fait aussi quand j’étais petit ?

Si oui, je n’en garde aucun souvenir. Je ne serais pas étonné d’avoir fait une année ou deux et qu’en me voyant blasé ou terrifié, ma famille ait abandonné l’affaire.

— Et toi alors ? J’ai appris que j’allais encore être tonton mais toi, comment vas-tu ? souvent, les gens n’en ont qu’après le fœtus, au point d’oublier l’humaine s’apprêtant à donner la vie. Oh je vois bien qu’elle a une sale tête, mais ce serait impoli de le dire comme ça. Tu as l’aide nécessaire ici ? On ne te laisse pas toute la charge mentale j’espère ? Sinon je vais devoir t’extraire d’ici et t’enfermer chez moi.

Je crois que venant de moi, c'est ce qui se rapproche le plus d'un trait d'humour.

Moi ? L’air fatigué ? Bon, peut-être un peu… un sourire nerveux étire mes lèvres. Ma famille me connaît. Ils savent que souvent, je ne compte pas mes heures et ça, même un imbécile saurait que ce n’est pas bon pour la santé.

— Juste un gros dossier à terminer. Une fois que ce sera fait, je pourrais souffler, profiter un peu d’Astrée avant qu’il soit assez grand pour me reprocher d’avoir préféré bosser que m’occuper de lui.

Si ça arrivait, je risquais de m’en mordre les doigts. De son jeune âge, il montrait déjà un petit caractère qui me faisait craindre ses années d’adolescence. Théa semble contente que j’ai ramené à manger et juste ça, ça me faisait plaisir.

— C’est normal que tu sois fatiguée. Une fois que le bébé sera là, n’hésite pas à nous appeler. On se fera un plaisir de venir veiller un peu sur la crevette pendant que maman fera la sieste. C’est aussi à ça que ça sert, d’avoir une grande famille. Plein de nounous gratis !

Bon j’avoue que j’espère ne pas être le premier choix en nourrice, mais si vraiment personne ne peut, bien sûr que je viendrai. Théa a besoin de souffler et, comme pour mes autres frères et sœurs, je suis prêt à tout. Même à changer des couches et laver du vomi. En attendant, les dessins informes d’Astrée semblent apporter un peu de bonheur, ce qui est déjà pas mal.

— Ha ça, tu es 100 % sa tata préférée. Mais on ne va pas le dire aux autres, ils risquent d’être jaloux et de l’envahir de cadeaux pour changer le classement. Ma maison n’y survivrai pas. Il est dans sa phase où il pense que les jouets se rangent comme par magie pendant qu’il est à l’école. ce qui n’est bien évidemment pas le cas. Non. C’est Super Papa qui s’en charge, et qui ne va pas tarder à demander une rémunération pour ça. — Ne t’en fais pas pour moi, vraiment. Je sais quand me reposer…

En théorie. C’est la version servie à la famille en tout cas. Pendant que les quiches chauffent, nous partons parler d’Halloween et je suis étonné d’entendre que j’ai apparemment fait cette tournée dans mon enfance. Comme quoi, le cerveau trie les informations. Hélas, vu que Théa semble avoir oublié le calendrier, elle culpabilise aussitôt de ne rien avoir de prêt pour ma nièce. Merde… je voulais la faire se sentir bien, et je semblais empirer les choses au fur et à mesure… merveilleux ! Bien joué Icarus ! Et elle pleure… elle pleure car quelqu’un lui demande comment elle va. Si elle parvient à m’échapper au début, pour mettre le repas sur la table, son air absent me convainc de passer outre mes réserves habituelles. Je sors de mon petit choc et approche ma chaise de la sienne pour l’attirer dans mes bras. Journée à marquer, plusieurs gestes d’affections spontanée.

— Théa… tu n’as pas à culpabiliser. Tu as beaucoup de choses en tête en ce moment, et tu as le droit de te sentir dépassée… j’explique cela avec douceur, mais sans avoir l’air de m’apitoyer sur elle. Ce serait plus dévastateur qu’autre chose je pense. On peut préparer quelque chose ensemble pour son Halloween, ça ne me dérange pas. Et pour Tigan… je ne connais pas toute l’histoire, mais je vais avoir deux mots à lui dire s’il te fait pleurer alors que tu attends votre enfant. Parles-moi si tu veux, tu sais que je ne juge pas, et que je cache rarement ce que je pense.

On m’a souvent reproché ma franchise après tout, donc Théa sait que si elle me pose des questions, j’y répondrai avec sincérité.